La marche, une résistance à nos sociétés hyperconnectées


Seul, en famille ou entre amis. Dans les parcs de nos villes, en forêt ou sur les sentiers de nos montagnes. La marche et la randonnée ont la cote. Mais comment expliquer ce phénomène ?
 
 

Qui oserait prétendre que l’idée de partir loin de tout, ne serait-ce que quelques instants, ne lui a jamais traversé l’esprit ? Partir marcher, “seul, sans témoin, sans personne”, comme le chantait Goldman. En voilà une belle idée pour se retrouver et profiter de la nature ! Et pourtant il est toujours là, notre portable, posé bien en évidence sur la table de chevet. Au fond de notre poche, même en promenade, il ne manque pas de vibrer pour nous rappeler l’actualité ou le travail. Il est notre nouvelle montre, sur laquelle défilent à vitesse grand V les moindres secondes. Mais dans cette course du temps, d’irréductibles marcheurs, parmi lesquels le sociologue David Le Breton, professeur à l’Université de Strasbourg et auteur de Marcher la vie (éditions Métaillé) , invitent toutefois à prendre le temps de marcher pour en savourer les bienfaits.

La marche est-elle une forme de résistance face à nos sociétés hyperconnectées ?

« Tout à fait. La marche, c’est l’éloge de la lenteur à l’encontre de la vitesse et du rendement auxquels nous sommes soumis. C’est aussi l’éloge de la conversation dans un monde hyperconnecté où la communication la balaie totalement. La marche, c’est également un retour à la sensorialité, à la contemplation du monde. On s’arrête pour regarder la beauté d’un paysage. On sent les innombrables odeurs. On a envie de toucher l’écorce des arbres, de ramasser une pierre pour l’ajouter à un cairn, de plonger la main dans l’eau fraîche d’un ruisseau ou de se baigner. On devient cueilleur en ramassant les fruits sauvages. Ce sont des moments merveilleux d’harmonie, de détente, de retrouvailles avec le monde. »

C’est aussi une façon de se retrouver soi-même, de faire le point ?

« Marcher, c’est une manière heureuse de disparaître. Pendant des heures voire des jours, vous n’êtes plus dans les radars sociaux. Vous décidez de votre temps. Vous n’êtes plus dans des exigences professionnelles, familiales ou autres. Disparaître de soi, c’est ne plus être hanté par ses responsabilités sociales. Le marcheur prend son temps et ne laisse plus le temps le dévorer. »

Vous avez commencé à étudier la marche au début des années 2000. Sa pratique s’est-elle développée depuis ?

« À partir des années 2000, un engouement sociologique a saisi la planète entière. Des centaines de millions de gens se sont mis à prendre leur sac à dos et marcher. Sur les chemins de Compostelle par exemple, il y a autour de 300 000 personnes qui cheminent chaque année. Des gens qui viennent aussi bien de Chine que du Brésil ou du Canada. »

Est-il si simple de trouver du temps pour pratiquer la marche chaque jour ?

« Aller à son boulot à pied, c’est déjà une conquête. Vous verrez une ville différente de celle que l’on voit en voiture. Plutôt que d’aller courir sur un tapis dans une salle de sport, cela me paraît tellement plus chouette d’aller marcher dans les parcs et forêts avoisinants. On peut tous trouver du temps à cet égard. Dans quasiment tous les villages, vous avez des plans qui vous indiquent des marches praticables dans les environs. La marche ne vous coûte rien. Si vous avez un sandwich dans votre sac à dos et de quoi boire, vous êtes tranquilles. Et puis c’est tellement bon pour la santé. On se sent bien dans sa peau quand on a marché pendant des heures. On mange avec bonheur, on boit avec une jouissance extraordinaire et on se couche avec une bonne fatigue. »

Aujourd’hui, on peut télécharger une application sur son smartphone pour gagner de l’argent en fonction du nombre de pas effectués au quotidien. Cette société hyperconnectée que la marche est censée permettre de fuir ne la rattrape-t-elle pas finalement ?

« À mon avis, les marcheurs ont une éthique qui leur interdit ce genre de pratiques un peu absurdes, voire ridicules. Quand on marche, on a plutôt le nez au vent. On regarde le fléchage des sentiers ou des cartes. Les personnes qui utilisent le GPS sont quand même très rares car ça n’a pas beaucoup de sens de marcher en regardant l’écran de son portable : vous n’êtes plus dans la contemplation et la beauté du monde. Sauf quand on est perdu ! Mais je n’avais jamais entendu parler de ce dont vous me parlez. Je ne vois pas l’intérêt de ces outils numériques. Ce serait bien d’avoir des espèces de réserves un peu sauvages, où l’on se retrouverait dans un corps-à-corps avec le monde, dans une relation de visage à visage avec les autres marcheurs, en ayant du temps devant nous. Le GPS, c’est encore une manière de gagner du temps. »

Est-ce important d’inculquer cette habitude de la marche régulière dès le plus jeune âge ?

« Bien sûr, on voit comment les gamins aujourd’hui sont de plus en plus hypnotisés par leurs portables. Ils finissent par ne plus ouvrir les yeux sur le monde qui les environne et développer tout un tas de pathologies liées à la sédentarité et à l’immobilité. C’est fondamental d’emmener marcher les enfants et les ados. C’est un moment essentiel de transmission dans une société où les repas de famille ont quasiment disparu. Il faut créer des mémoires familiales et des moments d’émerveillement ensemble, loin des téléphones portables et du numérique qui nous bouffent complètement la vie. »

 

Propos receuillis par Clément GRILLET.
Article paru dans le Dauphiné Libéré Romans et Nord Drôme du dimanche 16/04/2023
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Publié le 19/04/2023